
Lys Arango pour Action contre la Faim
Luz Tamara Angulo est en train de nettoyer les toilettes de l’école Mi Pequeño Sol de Lima quand elle entend des cris provenant de la salle de classe. Elle court vers la source des cris et trouve un garçon de cinq ans, Thiago, allongé au sol. Son enseignante observe en panique Thiago en train de faire une série de convulsions.
Luz Tamara sait ce qu’il faut faire. Premièrement, elle s’assure que le garçon est stable. Ensuite, elle écrit la durée de chaque convulsion et le temps entre chacune d’elle. Elle écrit aussi rapidement que Thiago devrait faire vérifier ses niveaux d’acide valproïque et la dose de médicaments à prendre. Une fois les convulsions terminées et Thiago rentré chez lui, Luz Tamara retourne vers les toilettes pour finir son travail.
Deux jours plus tard, les parents de Thiago vont à l’école et demandent à parler au docteur. Le gardien répond qu’il n’y a pas de docteur à l’école.
« Bien sûr que si, vous avez un docteur », dit le père de Thiago. « Celle qui a écrit la note. »
« Non, » dit le gardien, « c’est la dame qui nettoie les toilettes. »
Tamara est convoquée, et les parents de Thiago l’embrassent et la remercient.
« Mais pourquoi est-ce que vous nettoyez les toilettes ? » demandent-ils.
« Je viens juste d’arriver du Venezuela », dit Luz Tamara. « J’avais faim. »
De formation, Luz Tamara est psychothérapeute avec une spécialisation dans la psychologie légale. Au Venezuela, elle était directrice d’une cour criminelle de justice et mère célibataire élevant avec succès quatre enfants. Mais quand le climat économique et politique de son pays s’est effondré, sa vie a été bouleversée.
Le 28 novembre 2016, son fils Victor disparait. Luz Tamara le cherche dans les prisons, hôpitaux, et même la morgue, mais en vain. Rien, jusqu’à ce que Victor l’appelle un mois plus tard. Il avait pris part aux guarimbas, les manifestations contre le gouvernement de Nicolás Maduro, et est maintenant prisonnier politique.
Luz Tamara sait qu’elle doit fuir. Elle vend tout ce qu’elle possède pour pouvoir sortir ses autres enfants du Venezuela. Près de 18 mois plus tard, une fois que ses enfants sont en sécurité à l’extérieur du pays, c’est au tour de Luz Tamara de partir.
Le 12 mai 2018, Luz Tamara passe un sac à dos sur son épaule, cache 400 $ dans ses chaussures, et s’en va vers la Colombie. Pour éviter d’être remarquée, elle utilise les « routes vertes », un passage à travers la jungle, via une rivière profonde, pour rejoindre la frontière. Après des heures à marcher péniblement à travers un terrain escarpé, elle arrive enfin en Colombie.
« C’était un moment très émouvant », se rappelle Luz Tamara. « Il y avait des embrassades, une assiette de nourriture, et les gens que je rencontrais, ils me disaient ‘Tu es en sécurité maintenant’. A ce moment, j’ai fait tomber mon sac à dos, j’ai regardé d’où je venais, et je me suis rendue compte que je venais de quitter une vie pour en recommencer une autre. »
Luz Tamara n’est pas restée en Colombie longtemps. Pendant cinq jours, elle voyage en bus à travers la Colombie et l’Équateur. Le 17 mai, elle franchit le Pérou. Elle a juste de quoi se payer un lit dans une auberge pour une semaine, s’autorisant une seule assiette de riz par jour. Quand elle se retrouve sans argent, elle sait qu’elle doit de trouver un travail. Elle s’endurcit et envoie des CV par douzaines, mais elle ne reçoit que des rejets. La réponse est toujours la même : elle est trop âgée, et surtout, elle est vénézuélienne.
Se sentent humiliée, Luz Tamara accepte le seul emploi qu’on lui offre. Elle débute sa nouvelle vie en tant que concierge dans une école. Depuis 8 mois maintenant, Luz Tamara nettoie des toilettes au Pérou. Et chaque jour, elle lutte contre la dépression.
Malheureusement, l’expérience de Luz Tamara n’est pas unique. C’est si commun, en fait, qu’Action contre la Faim a décidé de mener un programme de soutien psychologique pour les migrants vénézuéliens à Lima. La directrice d’Action contre la Faim Pérou, América Arias, a déjà entendu beaucoup d’histoires similaires à celle de Tamara. Aria sait aussi combien ces difficultés ont un impact sur la santé mentale d’une personne. « Quitter votre pays, votre famille, et essayer de survivre dans un nouvel endroit, en plus de créer des problèmes de xénophobie et de discrimination, peuvent aussi engendrer beaucoup de conséquences sur la santé mentale, » dit Arias, « comme le stress psychosocial, l’isolation sociale, une mauvaise estime de soi, de la douleur mentale, dépression, anxiété, phobies, violence domestique, etc. »
Un demi-million de migrants vénézuéliens vivent au Pérou, et leurs histoires font souvent la une des journaux : suicides, meurtres au sein d’une même famille, et autres réalités déchirantes.
Selon Luz Tamara, ces tragédies sont engendrées par un manque d’espoir. « Les choses sont devenues si mauvaises que certains migrants ne voient pas d’autres moyens pour s’en sortir, » dit-elle.
Luz Tamara ne peut pas observer cette situation passivement. Elle commence à travailler dans des refuges, animant des sessions de thérapie de groupe ou individuelle pour les nouveaux arrivants à Lima. Elle dit que beaucoup de ses patients sont angoissés à cause de l’inconnu. Ils ont perdu leur communauté, leurs amis, et leur maison. Beaucoup d’entre eux ont laissé derrière eux leur excellente carrière professionnelle. Pour survivre, des docteurs, avocats, professeurs ou encore ingénieurs doivent vendre de la nourriture dans la rue.
Luz Tamara a vu ce qui arrive aux gens quand ils sont forcés de choisir entre le succès et la sécurité. Leur identité professionnelle devient fragmentée. Leur estime de soi se retrouve en morceaux. Ils sont désespérés et ont alors recourt à des mesures extrêmes. Une fois, un client a appelé Luz Tamara depuis un pont. Luz Tamara a accouru pour le rejoindre et le convaincre de ne pas sauter. La vie de cet homme a été sauvée, mais sa détresse est restée inchangée.
América Arias sait que le soutien psychologique est indispensable pour résoudre cette crise. « La santé mentale des immigrants est vitale dans leur intégration dans la société qui les accueille, et nécessaire pour qu’ils retrouvent leur identité dans ce nouveau chapitre de leur vie. », dit-elle.